Démangeaisons, sensation de brûlure, mauvaise humeur...Ludmila réprima un bâillement, encore à moitié endormie. Son sommeil avait été interrompu par des grognements émis dans la chambre de son esclave. L’oméga souffrait d’effets secondaires en raison de la pommade qu’elle lui avait étendue dans le dos ce soir-là. Certes, les effets secondaires étaient plutôt désagréables, mais les petits boutons d’acné qui parsemaient le dos de l’oméga semblaient avoir diminué. Si la pommade fonctionnait, Ludmila ne voyait pas l’intérêt de changer son mélange. Ainsi, elle notait ses observations et la recette de la pommade dans le carnet où elle marquait ses expériences qui se terminaient en succès.
La jeune femme se leva de son bureau, prête à ranger son carnet dans la petite bibliothèque qui couvrait le mur de son office personnelle. Les doigts de l’alpha survolèrent quelques livres sur son étagère cherchant l’endroit où elle plaçait habituellement son carnet. Ce faisant, ses yeux s’attardèrent sur quelques volumes aux allures des plus ennuyeuses. Le genre de livre qui n’intéresserait pratiquement personne ou dont on découvrait l’existence seulement lorsqu’on manquait de quoi s’essuyer les fesses.
L’histoire du choléra spasmodique en Russie. Philipp Yakhovsky (1849)
Le premier livre qu’elle avait détruit pour en faire un journal intime. Les dix premières pages ainsi que les dix dernières étaient toutes intactes pour dissuader les plus curieux de lire le livre. Les pages du centre, elles, avaient été remplacées par l’épopée de sa jeunesse au sein de la demeure des Vikhrov ainsi que quelques notes pour se souvenir des points importants avec lesquels on lui avait lavé le cerveau depuis sa tendre enfance.
Les règles de bases de la société, les manières, la politique, les langues... Même la foutue liste des arts que ses parents lui avaient forcé d’apprendre comme le piano ou la danse. Oui, oui. Ce truc inutile qui servait à la rendre plus intéressante pour un mariage. En fait, on pouvait dire que 90% de ce journal était parsemé de notes de cours plutôt que d’anecdotes de son enfance. La seule entrée notable ayant été faite en 1898 alors qu’elle n’avait que 12 ans:
Première rut.Le regard de Ludmila continua son chemin, passant sur un autre livre au titre répulsif.
Analyse extensive des relations ecclésiastiques, politiques et commerciales entre la Russie et la Chine. Vladimir Dostoevsky (1882)
C’était là que les choses devenaient intéressantes. Elle avait pensé maintes fois à brûler ce journal, mais n’avait jamais réussi à se convaincre de le faire. Notamment parce qu’elle y avait noté plusieurs combinaisons de plantes pour créer des mixtures à effets divers. Particulièrement les mixtures qu’elle n’avait pas inscrites dans son carnet d’herboriste. Le genre qui étaient... Pour le moins douteuses. C’était aussi le récit de ses années d’adolescence où elle avait découvert sa passion pour les plantes et leurs effets.
Un récit d’un jeune homme noble d’environ son âge à l’époque qu’elle avait forcé à avaler une poignée de plantes alors qu’ils jouaient ensemble. Enfin, “jouer” était un grand mot pour décrire Ludmila, 13 ans, qui s’amusait aux dépends du jeune homme qui était un peu trop frêle pour se défendre à l'époque. Elle lui avait fait subir plusieurs tortures pendant les mois qu’il avait passés dans sa demeure. Elle ne s’était pas gênée pour se moquer de lui, le faire trébucher "par accident", le forcer à porter des vêtements des plus dégradants sous prétexte qu'ils jouaient à des jeux et autres formes d’humiliations qui ne laissaient pas de marques sur le corps. Après tout, Ludmila savait jouer l'innocente lorsqu'on lui posait des questions.
Bref, c’était la poignée de plantes de son jardin qu’elle l’avait forcé à manger lors d'un pari qui avait déclenché son intérêt pour l’herboristerie. Peut-être était-ce la combinaison de plantes ou une simple réaction allergique, mais le garçon se retrouva sans odorat pendant trois jours. Trois long jours où Ludmila en avait profité pour glisser des petits “cadeaux” dans sa nourriture comme de la terre ou des limaces coupées en morceaux. C’était cet amusement qui l’avait poussée à concocter plus de mixtures, les testant sur les quelques omégas de sa demeure ainsi que sur les servants bêtas consentants, avant de l’utiliser sur cette pauvre âme pour son plaisir personnel. Le pauvre jeune homme avait dû être plus que soulagé lorsqu’il put enfin retourner dans sa propre demeure après quelques mois passés chez les Vikhrov.
Le passage de ce jeune homme avait bien été inscrit dans le journal de Ludmila. C’était aussi la raison pour laquelle elle avait considéré le brûler. Sauf que l’information qu’il contenait était bien trop précieuse. Ce n’est que plus tard dans son adolescence qu’elle avait commencé à utiliser des carnets dédiés à ses recherches pour noter ses recettes.
Les yeux de Ludmila se posèrent enfin sur le dernier livre.
L’Almanac du fermier: Prévisions météorologiques, cycles lunaires et croissance de la population aviaire pour l’année 1905. Kirill Gogol (1904)
Ce journal décrivait les événements qui l’avaient menée à entrer au manoir.
1906, 20 ans. Depuis plusieurs années, elle perfectionnait ses connaissances d’herboriste, continuant à tester diverses pommades et médicaments sur les servants bêtas consentants et les quelques omégas que sa famille possédait. L’une d’entre eux, une jeune oméga de 16 ans, avait été rendue stérile en raison des tests de l’alpha. Un effet secondaire regrettable que Ludmila n’avait pas prévu. Un effet qui lui avait fait perdre toute sa valeur aux yeux du comte Vikhrov, qui l’avait revendue en tant qu’objet sexuel à des alphas qui n’étaient pas intéressés par une descendance.
Le père de l’oméga, lui aussi esclave, avait vu noir. Quelques jours après la vente de sa fille, il réussit à s’emparer d’un couteau qu’il utilisa pour assassiner la raison du malheur de son enfant: Ludmila. Tentative qui avait échouée, mais qui laissa une large cicatrice au bas du ventre de la jeune femme. Ludmila fut alitée plusieurs jours avant de pouvoir se déplacer jusqu’aux cachots de leur demeure de peine et de misère, là où l’oméga avait été restreint et gardé en vie sous sa commande. Pourquoi ? Parce qu’elle avait encore quelques concoctions qu’elle n’avait jamais testées sur des omégas auparavant. Seulement sur des rats. La semaine qui suivit fut longue et douloureuse pour le criminel. Ce n’est qu’après avoir subi des cloques sur la majorité de sa peau qui se mettaient à peler, des ongles arrachés pour le bien des tests et une tonne d’autres effets secondaires que Ludmila perdit son cobaye en raison d’un médicament qui s’avéra être léthal pour les humains.
Ce n’est qu’après cette vengeance que ses parents l’envoyèrent au manoir des Adamovitch pour son rétablissement avec pour seconde consigne de trouver un partenaire adéquat pour le mariage maintenant qu’elle avait l’âge approprié.
Le reste du journal, c’était sa vie depuis qu’elle était entrée au manoir. Les gens qu’elle croisait, les interactions importantes et toutes les petites saletés qu’elle pouvait trouver sur les habitants de la place. Et bien sûr, au début du journal, sa liste des partenaires potentiels pour le mariage dont la majorité des noms avaient été rayés. Ses parents lui avaient dit de trouver un partenaire, mais pas qu’elle devait le faire rapidement.
Ludmila quitta le livre des yeux, trouvant rapidement l’endroit où elle rangea le carnet qu’elle avait en main. Sans aucune autre pensée, elle repassa devant la chambre de l’esclave qui l’avait suivie lorsqu’elle était partie de la demeure du comte, s’assurant qu’elle n’aurait pas de cadavre sur les bras au lever du jour avant de retourner à son lit et de s’assoupir paisiblement.