Magdalena et Konrad sont nés un dimanche 17 avril, le jour de Pâques 1892, au moment où les vêpres sonnaient dans la majestueuse cathédrale de Warsaw. Leurs naissances furent attendues et espérées autant par leurs parents que par le reste de la noble famille des Łukasiewicz.
Magdalena était une copie conforme de sa grand-mère paternelle, du moins c’est ce qui se disait. Elle avait la même chevelure d’un blond platine pouvant paraître blanc, les mêmes grands yeux bleus qui semblait pouvoir lire jusqu’au plus profond de votre être et un teint pâle comme la neige. Le même caractère aussi, selon son grand-père. Magdalena a toujours été prudente, préférant réserver son jugement avant d’entreprendre toute action ou toute discussion. C’était une petite loutre de mer, la même aura animale que sa grand-mère, qui ne fit que sourire quand elle vit la petite loutron lovée auprès du levraut dans leur berceau.
Magdalena préfère la compagnie des livres et de son jumeau à celle du monde. On ne peut trouver l’un sans l’autre, se tenant toujours par la main, une lubie qu’on lui accordait par défaitisme. Tout le monde avait essayé de lui faire perdre cette habitude qu’elle à depuis son temps de nourrisson. Elle a ce besoin irrépressible d’avoir un contact physique avec son frère jumeau. La seule à ne pas les gronder et essayer de les faire se lâcher, c’est leur grand-mère. Nadejda Voronina Łukasiewicz, une femme formidable, était leur personne préférée de la famille, elle qui avait une vie incroyable dont elle ne lâchait que quelques miettes, comme si les mystères qu’elle semait n’avaient pour but que d’éveiller la curiosité des deux jumeaux.
La vie s’écoulait plutôt tranquillement pour eux, les jeux succédant aux études qui succédaient aux hobbies, mais toujours complémentaire. Quand leur mère poussa Konrad vers la musique, c’est tout naturellement que Magdalena se mit au chant. Quand leur grand-père remarqua la facilité au niveau des langues de sa petite fille, son petit-fils s’intéressa à la géopolitique internationale. Les cours préférées des jumeaux étaient sans nul doute l’histoire, autant celle écrite par les vainqueurs que la leur, celle de la grande et indomptable Pologne. Leur mère étant une indépendantiste convaincue, elle avait pris sur elle de leur enseigner la valeur de la fierté nationale, et surtout de transmettre à ses enfants sa haine des Fritz, des Habsbourg et des Moskal qui avaient osés se partager leur pays comme s’il s’agissait d’un gâteau.
La vie fut un fleuve relativement tranquille jusqu’à ce que leur genre secondaire se déclarât. Elle se déclara Bêta comme sa chère grand-mère. Encore un point commun. Son frère, pour sa part, prit de leur mère. Un Oméga. Et Magdalena se fit la promesse de toujours prendre soin de lui. Parce que c’était comme ça et pas autrement.
Contrairement, au reste du monde, leur grand-père ne changea pas son comportement envers Kony ni elle.
- « ce n’est pas parce que tu es un Oméga que tu dois te relâcher. »
Personne au sein de la famille ne fit cas de leur second genre… A part le fils du cousin de leur père. Un putois, autant dans l’apparence que dans le caractère. Aussi plein qu’un ballon de baudruche percé, mais qui pensait qu’il avait le savoir absolu. Un idiot total, de l’avis des jumeaux qui étaient obligés de passer du temps avec.
Quand ils eurent 15 ans, l’incident arriva. Ils jouaient au billard et l’abruti semblait essayer de toutes ses forces d’imiter un moulin à vent. Après une remarque particulièrement machiste et misogyne, elle se força a quitter la pièce pour retrouver un semblant de calme. Ça ferait mauvais genre de devoir demander à Mère de l’aider à cacher un cadavre. Mais quand elle revint dans la pièce attirée par les éclats de voix de l’invité hautement indésirable, ce fut pour le trouver rouge de colère et de honte.
«- Ta voix disgracieuse et ton visage pataud te donnent l’air encore plus idiot que d’ordinaire. Si toutes les filles devaient quitter la partie, je crois que tu devrais sortir en premier. »Cela ne plus pas vraiment à Borys qui ne trouva rien de mieux que de se saisir d’un sabre d’un de leurs ancêtres hussards et de s’avancer vers les jumeaux, les menaçants. Ce jour-là Magdalena apprit que des fois son franc-parler pouvait être un problème. Surtout quand elle le vit lever le sabre au-dessus de sa tête et l’abattre en direction de son cher jumeau. Le fait de se prendre le coin du buffet en bois ancien dans les côtes lui coupa le souffle et lui fit voir quelques étoiles ; mais la douleur fut très vite reléguée au second plan quand elle vit Konrad, sur les fesses, l’air hébété alors qu’une gerbe de sang éclaboussait le sol. Elle vit rouge quand le putois sournois leva de nouveau le sabre. Il osait. Il osait menacer son autre, sa moitié parfaite, la lumière de son ombre, la terre de sa mer. Elle s’était excusée auprès de grand-père pour cette horloge portative, offerte par un de ses amis. Mais c’était le premier objet à portée de main. La rencontre entre cet incroyable chef d’œuvre d’horlogerie et le crâne de Borys le putois fut des moins fracassantes. Il glissa sur le sol, du sang plein le crâne, pleurnichant et gémissant comme un bébé à qui l’on aurait retiré sa sucette, s’attirant un regard plein de dédain et de mépris d’une paire d’yeux bleus glace.
«- tu vois ? La seule fille ici, c’est toi, Mała dziewica »- traduction:
Mała dziewica = Petit puceau
Les parents arrivèrent bien vite à cause du raffut, trouvant dans la salle de billard une scène digne d’un champ de bataille. Borys, se tenant la tête en pleurant comme un bébé, et Magdalena, la main en sang, en train de presser le gilet de Konrad contre la poitrine de ce dernier, en état de choc. L’arme du crime était au sol près du criminel. Et heureusement que Wiktor avait de très bons réflexes, car dès que les autorités parentales furent présentes, Magdalena voulue se jeter sur l’horrible individu, les ongles en avant, l’intention meurtrière très clair dans ses prunelles de glace.Plus jamais on ne laissa Magda seule en présence de cet être putride. Trop de risque qu’un « malencontreux accident » n’arrive.
…………
La pièce était plongée dans le noir, à l’exception d’une bougie posée sur un petit meuble. La lueur éclairée le corps affalé sur une chaise, les mains attachées dans le dos. Dans un coin de la pièce, une jeune femme était en train de soigner sa main blessée. Qui aurait cru que cet abruti fini, même pas fichu de savoir marcher sans trébucher sur ses propres pieds, aurait assez de cran pour lui entailler la main avec un fichu stylo à plume. Mais la douleur était bien loin dans l’esprit de la jeune Łukasiewicz. Après tout depuis la disparition de son jumeau, la douleur était son lot quotidien ; plus rien n’avait de goût, aucune odeur. Le bonheur avait déserté sa vie, elle traversait les jours dans de la ouate.
Un bruit la distraya de son bandage et elle se tourna vers l’être indésirable qui émergeait. Merci a oncle Abaurycy, le meilleur ami de son père, pour cette petite drogue ; elle avait juste eu à expliquer qu’elle n’arrivait pas à dormir pour qu’il lui donne un puissant somnifère.
« - Où suis-je ?
- Enfin réveillé ? Pas trop tôt, je commençais à penser que tu allais dormir toute la journée
- Magdalena ? Qu’est-ce que… ?
- Ferme là, je ne suis pas d’humeur »
Le regard est dérangeant. D’un bleu profond comme celui des océans. Il se sent piégé par ce regard. Comme les autres. Magda à toujours su réduire quelqu’un au silence avec ses yeux. Elle s’avance vers lui, d’un pas tranquille, un couteau à la main. Dans la lumière de la flamme vacillante, elle semble encore plus éthérée que d’ordinaire ; la danse de la flamme reflète une aura dangereuse sur son visage fermé.
« - Où est Konrad ?
- Je… Je ne vois pas ce que tu veux dire.
- Mauvaise réponse, je te donne une deuxième chance, à moins que tu ne veuilles perdre la petite saucisse inutile entre tes jambes ? »Joignant le geste à la parole, elle planta violemment le couteau entre les jambes de cet abruti. Il savait. Elle savait qu’il savait. Et il allait tout lui dire. Elle était prête à tuer, rien n’avait plus d’importance à ses yeux. Rien n’en aurait jamais plus si elle ne retrouvait pas la main de son frère. Cinq minutes. Elle avait lâché sa main l’espace de cinq minutes et il avait aussitôt dérivé loin d’elle ; son odeur s’estompait déjà de sa chambre et elle ne pouvait pas le supporter.
………….
Le roulis du train la réveilla de son sommeil sans rêve. Elle avait rêvé que Konrad était rentré, qu’il l’avait regardé avec son beau regard vert et son sourire si caractéristique. Elle lui avait couru dans les bras et s’était plongée dans son odeur ; mais ce n’était que cela : un rêve. Borys n’avait pas été trop difficile à « convaincre » et il s’était très vite mis à table. Dans le dos de tout le monde, elle avait postulé dans ce fichu manoir Moskal. L’idée de son frère à la merci d’un alpha aussi immonde lui donnait envie de vomir, son frère n’était pas un esclave, et même si elle ne pouvait pas le sortir de là, elle ferait de son mieux pour qu’il sache qu’il n’était pas tout seul dans cet enfer.
Le monde pouvait bien s'écrouler, les gens s’entre-tuer, l'ordre naturel devenir pur chaos... Ils s'en fichaient. C'étaient eux contre le monde, eux contre tous. Ils étaient des Łukasiewicz, rien ne les sépareraient jamais, rien ne pourrait détruire cette précieuse harmonie de leurs deux cœurs battant à l'unisson, rien ne pourrait déchirer leurs pensées si proches qu'elles en étaient intriquées l'une dans l'autre. Ils étaient deux et un à la fois. Le masculin et le féminin enchevêtrés. Et gare à qui s'y essayait. Car tout le monde sait que plus la lumière est grande plus l'ombre est puissante.